Chers amis du Festival,
Voici 60 ans cette année que nous marchons ensemble sur les routes du Festival. Beaucoup nous ont quittés, ils nous restent présents ; davantage encore sont venus se joindre à nous… Arrivant au soir de ma vie, je tenais à vous dire l’immense gratitude qui monte en moi.
Rien ne me prédisposait à vivre la grande aventure culturelle de ma ville d’Avignon. Je m’y suis pourtant retrouvé, passionnément, grâce à votre accueil, à votre ouverture, à votre sincérité, votre liberté aussi. Oh ! vous m’avez bousculé, profondément. Sans toujours vous en rendre compte. Créateurs par essence, amis de la création, vous m’avez amené sur des rivages nouveaux dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous nous sommes compris avec autant d’aisance : n’êtes-vous pas de ces funambules dont la marche périlleuse n’est autre qu’une chute dans l’abîme sans cesse rattrapée ? Vous qui, tels de vrais mystiques, jouez tout votre être dans chacune de vos créations… Vous avez intensifié mon ministère et ma recherche intellectuelle, tant sur les auteurs classiques que sur les contemporains. Moi qui butais en permanence sur un ensemble d’acteurs qui se disaient « athées » ou « agnostiques », et qui ne croyaient pas, vous m’avez ouvert à l’incroyance. Je me demande toujours « Pourquoi n’ont-ils pas rencontré Dieu ? » « L’Église est-elle apte à correspondre à la recherche de ces hommes ?... » Mais maintenant, j’ai découvert que, tous, nous « croyions » en l’homme ; et cette « foi » en l’homme est devenue intérieure à ma propre foi au Dieu de Jésus-Christ qui a « tant aimé le monde ». Je vous dois beaucoup.
Il est une chose qui ne cesse de me surprendre. Je me suis trouvé à l’aise avec tous. Avec les modestes, je le comprends facilement : nous sommes de la même branche. Mais avec toutes ces grandes figures qui illuminent le Festival de leur passage… Il me semble que ni vous ni moi n’avons jamais joué le jeu des mondanités, ni des lois de la communication commerciale ; encore moins celui des luttes de pouvoir. Nous nous sommes rencontrés d’homme à homme, sans autre projet que celui de partager et de déchiffrer ce qui nous habitait en profondeur et qui nous faisait vivre, sans autre but que de nous en enrichir mutuellement et d’enrichir l’homme.
À ce jeu-là, il n’y a plus ni grands ni petits. Il n’est que des humains embarqués ensemble sur le même esquif, fragile, et cheminant en frères. Ce fut la grâce de nos rencontres. Merci, Jean Vilar. Sans l’esprit que vous avez insufflé avec puissance à toute votre entreprise, rien de tout cela n’aurait été possible. J’en ai la conscience vive. Avignon « Terre de rencontres », aimiez-vous à dire…
À l’heure où tant de nuages d’orage semblent s’accumuler au ciel de notre planète qui, en se globalisant, se marchandise à outrance, ce que nous avons vécu ensemble résonne en moi comme un chant d’espérance.
Comme il est beau, l’homme, quand il ose lancer en pleine lumière ce qu’il est convenu de cacher pour servir les intérêts de je ne sais quoi, je ne sais qui. Comme il est beau, l’homme, quand il fait assez confiance en l’homme pour oser livrer ce qui bouillonne en lui au risque d’être incompris, jugé, rejeté ou, pire encore, ignoré. Comme il est beau, l’homme, quand il s’ouvre à l’autre, celui qui appartient à un autre monde, celui qui vient d’un « ailleurs », et que, soudain, se produit le miracle de la rencontre… Comme il est beau, l’homme du Festival !
Non, la pensée unique, la consommation abêtissante, l’évasion futile en quelque paradis artificiel, les mirages de la réussite et du pouvoir, l’étanchéité et la guerre des cultures, le rouleau compresseur du prêt-à-porter, du prêt-à-vivre, du prêt-à-penser ne sont pas une fatalité.
Voici 60 ans que le Festival d’Avignon crie le contraire. En le faisant. En le vivant. L’équipe de « Foi et Culture », le chrétien et le prêtre que je suis y reconnaissent avec bonheur une étincelle du divin.
Amis créateurs, amis artistes, amis spectateurs… amis du Festival, nous avons besoin de vous. Notre société a besoin de vous. Notre terre a besoin de vous. Quelque part, vous tenez en vos mains l’espérance de notre monde, et son avenir ; au moins pour une part. Non, vous n’êtes pas notre étoile. Quand même pas ! Mais vous la tenez en vos mains. Comme les poètes.
Alors, je vous en prie, ne laissez pas s’éteindre l’étoile en vos mains. La crise des intermittents ne l’a que trop fait voir : le risque existe aujourd’hui de voir les sacro-saintes lois du marché phagocyter jusqu’à la création et la transformer en marchandise. Amis, ne baissons pas les bras.
Gardons notre âme. Quoiqu’il en coûte. Dussions-nous même en mourir un jour.
Amis, j’ai maintenant quelque chose à dire à mon Église, ma chère Église catholique.
Vous la trouvez un peu fripée ? C’est vrai : tout comme moi parfois, mais je la vois porteuse d’un tel trésor dans son vase d’argile…
Toi, mon Église, tu m’as toujours été précieuse ; nous avons vécu ensemble une merveilleuse aventure.
Mais comme tu deviens inquiète. Comme il t’arrive d’être maladroite. De quoi aurais-tu peur ? Pourquoi ? Voudrais-tu t’épargner le risque d’une crucifixion, en suivant le chemin de vie ouvert par Celui en qui nous avons mis notre confiance ?...
Tu le sais, mieux que moi : aujourd’hui comme hier, et comme demain, l’Esprit du Ressuscité nous précédera toujours dans un « ailleurs », dans la « Galilée des Nations » ; et c’est là que nous Le verrons, si du moins nous gardons assez de foi pour sortir avec Lui de nos tombeaux, disposés à Le rejoindre là où Il ne cesse d’aller, en avant, toujours imprévisible.
Amis du Festival, quelle belle aventure nous avons vécue ensemble…
Je la continuerai avec vous aussi longtemps que j’en garderai la force.
Je vous en prie, même aux jours difficiles, ne baissez pas les bras. Pensez à l’étoile. Elle est là, toute proche…
Robert CHAVE, Avignon, juillet 2007